Spécificités méconnues, invisibilisées, pas prises au sérieux ?

Cela doit changer !

Visuel : spécificités méconnues, invisibilisées, pas prises au sérieux ? Cela doit changer !

Les spécificités qui différencient les filles et les femmes des garçons et des hommes sont centrales pour analyser la santé des filles et des femmes : la manière dont nous sommes perçues en tant que corps a un impact important dans nos parcours de santé. Ces spécificités, physiologiques ou construites, sont inscrites dans un vécu d’oppression commun. En tant que classe sociale, les filles et les femmes sont dévalorisées, moins prises au sérieux, moins respectées que les garçons et les hommes à tous les niveaux de la société, à tous les âges, dans tous les lieux. Ces constats se retrouvent également dans le milieu de la santé, dans lequel les spécificités des filles et des femmes ne sont pas prises en compte comme elles devraient l’être. Selon l’étude réalisée par Osez le féminisme ! à partir des réponses de 2286 femmes âgées de 18 à 80 ans, 88 % des répondantes ont déclaré avoir été gênées au moins une fois par le comportement d’un.e professionnel.le de santé à leur égard. 36 % d’entre elles ont interrompu des soins suite à cette expérience. Ces chiffres, ainsi que les nombreux témoignages de femmes concernant leur prise en soin décrivent une situation inacceptable. Pour que les femmes n’aient plus de raisons d’avoir peur d’aller chez le médecin, pour des prises en soin mieux adaptées à nos besoins, un changement des pratiques de soin est nécessaire.

 

Du point de vue de la santé, les spécificités physiologiques des filles et des femmes peuvent se classer en trois catégories :

– Les maladies ou conditions liées aux organes féminins : vulve, clitoris, vagin, utérus, ovaires, seins, … Ces organes entraînent autant d’enjeux de santé spécifiques aux filles et aux femmes comme certains cancers dits « gynécologiques » (seins, ovaires, col de l’utérus), les maladies de l’utérus (endométriose, fibrome), des ovaires (ovaires polykystiques), du vagin (vaginite, vaginisme), des seins, etc

– Les maladies à forte prévalence féminine : hommes et femmes peuvent en être atteints mais la majorité des malades sont des femmes. Ces prévalences peuvent être expliquées en partie par des spécificités physiologiques (ostéoporose et fractures de la hanche, maladies auto-immunes,…) tandis que d’autres sont davantage liées aux conditions de vie des femmes (les troubles dépressifs ou anxieux, les troubles du comportement alimentaire ou encore les migraines font partie des symptômes courants de psychotraumatismes). [1,2,3]

– Une expression différente de maladies ou troubles communs : les femmes ne réagissent pas pareil que les hommes à un accident vasculaire cérébral (AVC) ou à la dialyse et sont plus à risque de développer un cancer du poumon à un nombre égal de cigarettes consommées, par exemple. [4,5]

Fédération française de cardiologie, Un casting pas comme les autres, 2016

 

Ces spécificités ont une réalité matérielle, contrairement à bon nombre d’idées reçues entendues et rabâchées depuis l’enfance comme « les garçons sont plus forts », « les filles sont plus coquettes », « les hommes sont meilleurs en maths », « les femmes sont bavardes », etc… On pourrait continuer encore longtemps tant ces clichés sont nombreux. Ils n’ont rien à voir avec des spécificités féminines ou masculines : s’il y a bien un organe qui ne présente pas de différences innées entre les femmes et les hommes, c’est le cerveau. Il n’y a donc pas de différences d’aptitudes ou de caractère par nature entre les femmes et les hommes, c’est ce que montrent les travaux de neurobiologistes comme Catherine Vidal : la structure et le fonctionnement du cerveau ne sont pas déterminés par le sexe de la personne mais par l’usage qui en est fait. [6] Le cerveau est plastique et s’adapte tout au long de la vie en fonction de la manière dont il est sollicité. Ces idées reçues ne reposent donc sur aucun fondement pourtant elles sont encore bien ancrées, il suffit de regarder quelques publicités dans la rue pour s’en rappeler… Malgré leur absence de fondements, elles ont des conséquences dans la santé : les femmes seraient plus douillettes par exemple, moins réfléchies que les hommes, elles ne sauraient pas vraiment ce qu’elles veulent… Les professionnel.le.s de santé les ont entendu et intériorisé comme tout le monde : il est important de les remettre en cause pour ne pas les perpétuer dans les pratiques de soin. Elles servent à légitimer l’oppression des femmes par les hommes parce que nous aurions pas nature des qualités inférieures et masquent d’autres spécificités, bien réelles, qui doivent être prises en compte dans la santé.

 

TEDxParis 2011, Catherine Vidal, Le cerveau a-t-il un sexe ?

 

Pour en revenir aux vraies spécificités des filles et des femmes, elles ont pour point commun d’être en même temps invisibilisées, notamment quand il s’agit de santé et de recherche médicale et sans cesse retournées contre les filles et les femmes, [7] utilisées pour nous définir et nous stigmatiser comme par exemple les expressions « planche à pain » ou « hystérique », qui font référence à une partie de nos corps pour nous désigner en tant que personnes, de manière très déshumanisante.

 

Notre sexe est réduit au vagin, supposé être un trou que les hommes peuvent s’approprier en le pénétrant. Le clitoris, seul organe du corps humain à être entièrement dédié au plaisir avec ses 8 000 terminaisons nerveuses (beaucoup plus que le vagin ou même que le gland du pénis) est invisibilisé à l’extrême, souvent réduit à un petit « bouton » de quelques millimètres alors qu’il mesure en 12 et 15 centimètres. Environ 150 millions de filles et femmes dans le monde ont été victimes d’une ablation partielle ou complète du clitoris et/ou des petites lèvres dans le but misogyne de réguler et contrôler le désir et le corps des femmes. … Le rôle du clitoris, pourtant central dans le plaisir féminin est sans cesse minimisé et réduit aux « préliminaires ». Ces discours constituent des mensonges sur les sexualités des femmes, qui sont loin de se résumer au coït obligatoire, centré sur la sexualité des hommes. [8] Les filles et les femmes apprennent la haine de leur sexe dès l’enfance, il serait sale et sentirait mauvais. La pornographie a également un impact important sur cette haine puisqu’elle contraint de plus en plus de femmes à des normes esthétiques qui peuvent avoir des conséquences sur la santé (épilation, opérations des lèvres…). Les fabricants de cosmétiques ont bien compris le filon et l’entretiennent en mettant sur le marché divers savons, gels nettoyants, protège-slips parfumés, ou crèmes qui là aussi ne sont pas sans dangers. Dans ce contexte, pas étonnant que ce soit particulièrement compliqué d’être regardée ou touchée par un.e professionnel.le de santé, qu’il s’agisse d’un.e gynécologue, généraliste ou sage-femme. Ces professionnel.le de santé ne s’intéressent d’ailleurs bien souvent qu’aux organes reproductifs, notamment au vagin et à l’utérus : les questionnements sur d’éventuels troubles du clitoris sont rares par exemple, ces troubles sont d’ailleurs largement méconnus faute de recherche. Un bon exemple que ce qui semble important à la recherche concernant les hommes ne l’est pas concernant les femmes : les troubles érectiles masculins sont, eux, largement étudiés, de nombreux médicaments et traitements existent.

 

Notre utérus aussi est considéré comme un espace à approprier. Les rares cours d’éducation à la sexualité dispensés au collège et au lycée se concentrent surtout concernant les filles à l’étude du système reproductif : nous comprenons enfin à quoi servent les règles (alors que nous les avons depuis plusieurs années pour la plupart d’entre nous), découvrons les ovaires, les trompes, l’utérus, le fonctionnement de nos hormones en un cycle plus ou moins régulier. Une fois adultes, nous sommes à la fois fortement encouragées à être enceintes et à avoir des enfants – les femmes qui choisissent de ne pas en avoir sont stigmatisées, et la question des enfants revient à chaque consultation médicale une fois passée la vingtaine, et maltraitées tout au long de la grossesse comme en témoignent de nombreuses femmes. [9] Les informations disponibles sur les conséquences d’une grossesse sur la santé sont pour le moins partielles : une grossesse n’est pas anodine et implique notamment des risques cardio-vasculaires ou de diabète gestationnel par exemple, des risques qui sont connus par les professionnel.le.s et pourtant souvent les femmes n’en sont informées qu’une fois enceintes.

 

Les règles sont toujours très taboues alors qu’elles concernent la majorité des femmes qui les ont ou les ont eues en moyenne quasiment tous les mois pendant 35 ans. En parler serait honteux et nous avons l’obligation de les rendre les plus discrètes possibles : éviter les taches sur les vêtements et les draps, cacher les protections usagées dans la poubelle des toilettes (et que faire quand il n’y a pas de poubelle ?…). Et d’autre part, elles nous sont régulièrement reprochées dès que nous montrons un signe d’agacement avec le fameux « t’as tes règles ou quoi ?! » lancé par un collègue, un ami, un professeur pour discréditer notre point de vue et nous faire taire.

Pourtant les règles, nous aurions bien besoin de pouvoir en parler notamment concernant notre santé. Les douleurs qui y sont liées sont minimisées comme l’est la douleur de manière générale pour les filles et les femmes : « il faut souffrir pour être belle ! » nous disait une mère, une tante, une grand-mère ayant souffert elle aussi en nous tirant les cheveux pour défaire un nœud quand nous étions enfants, « c’est normal d’avoir mal », nous dit le ou la professionnel.le de santé quand nous évoquons des règles douloureuses, sans pour autant nous proposer d’office un remède pour nous soulager. Si nous insistons un peu, peut-être nous verrons nous proposer la pilule ou, miracle !, un antalgique dont l’efficacité n’est pas assurée… Mais non, ce n’est pas normal d’avoir mal pendant ses règles. Cette normalisation de la douleur empêche la détection de maladies comme l’endométriose qui concerne au moins 1 femme sur 10 : les femmes atteintes d’endométriose mettent en moyenne 5 ans à partir du déclenchement de la maladie (dont un des symptômes est des règles très douloureuses) avant d’avoir accès à un diagnostic définitif. [10] Pendant ce temps, la maladie se développe et peut causer des dommages aux organes touchés, et les douleurs et troubles associés peuvent perturber de manière importante le quotidien de la malade.

Nous aurions besoin de parler davantage des règles également concernant les autres effets secondaires qu’elles suscitent et qui ont tous des effets sur notre santé : risques de carences en fer suite à la perte de quantités parfois importantes de sang, troubles de l’humeur, troubles digestifs… Est-ce qu’un.e professionnel.le.s de santé vous a déjà demandé si vous aviez la diarrhée pendant vos règles ? La question n’est pas habituelle… pourtant, il s’agit d’un trouble très commun associé aux règles. Mais si personne ne nous en parle, comment pouvons-nous le deviner ? Nous apprenons à appréhender notre corps comme un ensemble de morceaux mis côte à côte sans réel lien entre eux plutôt que comme un système qui interagit, il n’est donc pas très intuitif de relier entre eux un phénomène se produisant dans l’utérus et un autre concernant le système digestif. Faute de dialogue, nous mettons parfois plusieurs années à faire le lien entre notre cycle menstruel et cette diarrhée, au détour d’une conversation entre amies par exemple. S’agissant d’un effet normal (mais pas très agréable) du cycle hormonal féminin, ne serait-il pas normal que les professionnel.le.s de santé nous en parlent et nous proposent des solutions ?

 

Autre spécificité physiologique, les seins sont fétichisés, sans cesse ramenés à la sexualité au point qu’ils deviennent aussi tabou que notre sexe et qu’il soit interdit et dangereux pour nous d’être torse nu dans l’espace public alors qu’il s’agit de quelque chose de tout à fait normal pour les hommes quand il fait chaud. A l’adolescence notamment nos seins sont sans cesse commentés : pas assez ou trop gros, pas assez comme ci ou comme ça… Ces remarques non-sollicitées alimentent la honte et la haine de soi des filles, ce sentiment de honte se retrouve chez les femmes ayant des enfants, donc certaines hésitent à choisir d’allaiter leur enfant parce qu’elles se sentent gênées par cette connotation sexuelle ou ont l’impression que leurs seins « appartiennent » à leur conjoint et non au bébé. Celles qui font le choix d’allaiter sont stigmatisées voire empêchées de le faire dans des lieux publics, comme s’il s’agissait d’une pratique sale ou obscène. La palpation des seins par un.e professionnel.le de santé ainsi que la mammographie ne sont donc ni anodines ni agréables. Ces examens sont recommandés tous les deux ans à toutes les femmes à partir de 50 ans pour dépister un éventuel cancer du sein. Le cancer du sein est la 1ère cause de décès par cancer chez les femmes en France (les maladies cardiovasculaires étant la 1ère cause de décès tout court), c’est une des rares spécificités féminines à bénéficier de réels budgets de recherche, au détriment d’autres cancers gynécologiques comme le cancer de l’ovaire par exemple. A première vue ça semble enfin être une maladie féminine prise au sérieux à la hauteur de son enjeu. Chaque année des levées de fonds très lucratives et des campagnes de dépistage de grande ampleur sont organisées par les laboratoires pharmaceutiques à l’occasion d’octobre « rose » (bah oui on parle des femmes, manque plus que quelques paillettes pour en faire un cancer girly…). Mais ces dépistages sont extrêmement désagréables – la mammographie est particulièrement douloureuse puisqu’elle consiste à écraser les seins entre deux plaques afin de les radiographier – et rien n’est fait pour les améliorer le confort des femmes. Pire, l’efficacité de ces examens en tant qu’outils de dépistage massif de femmes ne présentant aucun symptôme est remise en cause. [11] La mammographie produit un nombre important de faux positifs (des lésions apparaissent sur l’image sans être dangereuses, elles entraînent quand même des examens complémentaires et un stress important) : sur 77 diagnostics de cancer du sein, 10 seraient des sur-diagnostics. [12] La palpation n’est pas très fiable pour déceler une anomalie. Ces examens sont tout de même utiles si la soignée présente des facteurs de risque, mais ils pourraient être améliorés pour diminuer le sur-diagnostic, et mieux repérer les lésions cancéreuses susceptibles d’être peu évolutives (qui sont d’habitude traitées comme un cancer)… Autre problème : certains professionnels, agresseurs, utilisent le prétexte de pratiquer des soins ou un examen pour avoir des gestes qui ne relèvent pas du soin mais de violences sexuelles commises contre les soignées. C’est parfois le cas par exemple de la palpation des seins pratiquée sans demander l’accord de la soignée ou sans la prévenir (par surprise, donc), ou de manière tellement superficielle que cela crée une confusion importante pour la soignée qui se demande s’il s’agit vraiment d’un examen ou non…

 

La minimisation de la douleur des filles et des femmes ne se cantonne pas aux règles ou à la gynécologie mais est transversale dans la médecine comme l’a montré une étude qui conclut que pour un niveau de douleur similaire, les professionnel.le.s de santé attendent en moyenne 16 minutes de plus avant de donner un antalgique à une femme par rapport à un homme. [13]

Cette minimisation repose en partie sur le préjugé sexiste selon lequel les femmes seraient plus douillettes que les hommes. Une affirmation douteuse quand on observe les rôles sociaux des femmes et des hommes et le fait, par exemple, que les filles et les femmes apprennent très vite à supporter la douleur afin d’être plus aimables par les hommes, à travers les différentes pratiques qui nous sont présentées comme esthétiques : épilation, port de chaussures qui compriment les pieds, perçage des lobes d’oreille dès l’enfance pour y mettre des bijoux… Le manque de prise au sérieux de la douleur des femmes nous pousse également à minimiser nous-mêmes les douleurs que nous ressentons, à avoir du mal à nous écouter, allant parfois jusqu’à mettre notre santé en danger.

 

D’autres spécificités des filles et des femmes sont davantage construites par des conditions de vie communes en patriarcat. C’est le cas par exemple des psychotraumatismes individuels et collectifs, résultant des violences masculines. Plus d’une femme sur deux a déjà été victime d’une forme de violence sexuelle au cours de sa vie. [14] Selon les statistiques du Collectif Féministe Contre le Viol (CFCV), qui gère depuis plus de 30 ans la permanence téléphonique « Viols Femmes Informations – 0 800 05 95 95 », plus de la moitié des victimes de violences sexuelles sont mineures au moment de la première agression sexuelle ou du premier viol. Ces violences sont omniprésentes dans les vies des filles et des femmes à différents niveaux : nous pouvons en avoir été victimes directement, nous connaissons très souvent une amie, une sœur, une mère qui en a été victime, nous en avons peur puisque nous intégrons cette menace dès l’enfance. Les violences masculines ont des conséquences importantes sur notre santé, les psychotraumatismes (blessures causées au cerveau par les violences) en sont une. [3] Vue l’immense ampleur des violences masculines, le soin des psychotraumatismes devrait être considéré comme un enjeu de santé publique majeur. Pourtant, ils sont largement ignorés et l’offre de soin est quasiment inexistante, assurée uniquement par quelques rares pionnières. Ces réactions du cerveau après une agression sont inconnues de nombreuses.x professionnel.le.s de santé qui ne sont donc pas capables de les diagnostiquer. D’autant plus que la grande majorité des professionnel.le.s de santé ne demandent pas aux soigné.e si elles ou ils ont déjà été victimes de violences. Les femmes présentant des psychotraumatismes peuvent donc être considérées comme « folles » ou « hystériques », présentant des troubles psychiatriques (bordeline ou bipolaires par exemple) et médicamentées en conséquence, ce qui a pour effet de continuer à les dissocier d’elles-mêmes plutôt que de les aider à guérir le traumatisme. Certains troubles à forte prévalence féminine sont rarement analysés comme pouvant résulter de psychotraumatismes, c’est le cas des migraines ou des troubles dépressifs ou anxieux. Les nombreuses victimes de violences masculines en France ont besoin de soins adaptés : nous avons besoin de développer une offre de soin de qualité, qui inclut des professionnel.le.s de santé formé.e.s à cette question spécifique sur tout le territoire, dont les consultations soient accessibles rapidement et remboursées afin de permettre l’accès à des soins en psychotraumatologie à toutes les personnes en ayant besoin. A la place de véritables soins, les femmes s’entendent dire par des professionnel.le.s de santé : « c’est psychologique », « vous somatisez, Madame », ou le fameux « c’est dans votre tête » sur un air condescendant. Mais la tête est-elle séparée du corps ? De la personne ? Pourquoi serait-il moins important de la soigner qu’une jambe cassée ou qu’une grippe ? Cette minimisation des ressentis des femmes à coup de « c’est dans votre tête » n’a pas de sens et est dangereuse pour les soignées. Cette situation doit cesser, nous avons le droit d’être prises au sérieux et écoutées !

 

Les conséquences des nombreuses injonctions à la beauté peuvent également être considérées comme des spécificités construites socialement et ont des conséquences spécifiques sur notre santé : mycoses vaginales dues au port de vêtements très serrés et à l’épilation des poils pubiens, irritations provenant des produits irritants contenus dans les protections menstruelles ou les différents produits cosmétiques (shampoing, après-shampoing, crème de jour, crème de nuit, masque capillaire, sérum, eau micellaire…le choix est vaste !), douleurs au dos et/ou aux pieds causés par des chaussures peu confortables… beaucoup de pratiques dites « féminines » ont des conséquences directes sur la santé et pourtant les filles et les femmes sont fortement encouragées à s’y plier.

De manière générale, les filles et les femmes sont régulièrement morcelées, que ce soit dans la publicité ou au cinéma où il n’est pas rare de voir des femmes sans tête, ou uniquement des morceaux de corps photographiés de manière déshumanisante et objectivante. Logiquement, les filles et les femmes intériorisent ce morcellement et se voient elles-mêmes comme à travers une loupe agrandissante, encouragées à traquer et corriger le moindre bouton, le moindre poil incarné, la moindre imperfection sur chaque centimètre carré. Se voir, et donc se vivre, comme un ensemble de morceaux plutôt que comme une personne à part entière, être encouragée à séparer son corps d’un côté et son esprit de l’autre, ça a des conséquences sur la santé, et sur l’estime de soi. La médecine est également morcelante ce qui a un impact spécifique sur les femmes en faisant écho et en s’inscrivant  dans un processus transversal dans la société. En effet la médecine est divisée en de nombreuses spécialités : il y des médecins de la tête, des médecins des dents, des médecins du cœur, des médecins des veines, etc… Cette division est très certainement pratique pour se spécialiser sur un organe et le connaître sur le bout des doigts, mais elle empêche souvent une vision d’ensemble, une considération des soignées en tant que personnes, qui non seulement serait plus humanisante mais pourrait également être plus efficace : certains troubles ou pathologies peuvent se manifester ailleurs qu’au niveau de l’organe concerné. L’hypothyroïdie, trouble de la thyroïde, se manifeste entre autres par de la fatigue, de l’irritabilité, de la constipation, des crampes. Un problème dentaire peut causer des migraines ou des douleurs ailleurs dans le corps : si les soignées ne sont pas considérées comme des personnes entières, ça prend plus de temps de diagnostiquer ces deux exemples. Nous ne sommes pas un pied cassé à soigner, nous sommes une personne avant tout, dont les os du pied sont cassés. Le point de vue n’est pas tout à fait le même… et a évidemment des conséquences sur la prise en soin.

 

La médecine des spécificités des filles et des femmes intervient donc dans un contexte miné. De manière spécifique, le vécu de filles et de femmes en tant que classe opprimée en raison de notre sexe fait que nous avons besoin que nos avis et ressentis soient pris en considération et écoutés quand nous voyons un.e professionnel.le.s de santé (et tout le reste du temps… mais c’est un autre sujet). Nous avons besoin d’une médecine qui ne nous considère pas comme des morceaux de corps ou comme des objets, mais qui soit humanisante et dans laquelle nous soyons considérées comme des personnes à part entière, à tout moment de nos parcours de santé. La honte de soi qui nous est transmise dès l’enfance et l’expérience massive des violences en tant que victimes font qu’il est particulièrement difficile pour les filles et les femmes de vivre des examens médicaux qui nécessitent parfois d’être touchée et/ou déshabillée au moins en partie, sans le désirer. Cette difficulté doit être prise en compte et considérée comme légitime par les professionnel.le.s de santé. Il ne s’agit pas d’un « caprice » ni de « pudeur excessive » de notre part, mais d’un besoin qui doit être respecté. De manière générale, personne n’a le droit de toucher qui que ce soit sans son accord renouvelé à chaque fois, parce que chaque personne a le droit de faire respecter ses limites et de s’appartenir, à soi et personne d’autre. Les professionnel.le.s de santé ne font pas exception et doivent s’assurer de l’accord des soignées avant tout acte.

 

Nous avons également besoin de meilleures connaissances de nos corps et des différents enjeux de santé qui nous concernent, à plusieurs niveaux : nous avons besoin que la recherche médicale s’empare davantage de ces sujets afin de développer de nouveaux savoirs et de nouveaux traitements. Nous avons besoin que la formation des professionnel.le.s soit adaptée afin d’intégrer ces savoirs. Enfin, nous avons besoin qu’elles et ils partagent ces savoirs avec nous, à travers des diagnostics plus efficaces mais aussi davantage d’échanges pour nous permettre une meilleure connaissance de nous-mêmes.

 

En fait, pour prendre en compte correctement les spécificités des filles et des femmes et nous proposer des soins adaptés, les professionnel.le.s de santé doivent s’efforcer de faire l’inverse de ce que fait le patriarcat : nous humaniser plutôt que de nous morceler, être bienveillant.e.s plutôt que nous culpabiliser et nous mépriser. Les intérêts des soignées doivent être placés au centre de chaque acte : ce qui compte, ce n’est pas ce que la ou le soignant.e veut, mais ce que la soignée décide pour elle-même avec l’aide de la ou du professionnel.le.

 

Par exemple, les professionnel.le.s de santé pourraient travailler à déconstruire l’obligation du coït (pénétration du vagin par un pénis, un objet, …) dans les sexualités des femmes, ce qui permettrait de lutter contre les violences sexuelles. L’impact sur la santé des filles et des femmes serait important. Mais actuellement, c’est plutôt l’inverse qui se produit : la contrainte au coït est renforcée par l’examen gynécologique, présenté comme un passage obligé en dépit de toutes les recommandations officielles (en l’absence de symptômes, pas d’examen avant 25 ans puis un frottis tous les 3 ans). [15] Quelles que soient les recommandations, l’examen gynécologique ne devrait jamais être obligatoire : c’est à la soignée de le demander, ou à la.le professionnel.le.s de le proposer, mais jamais de l’imposer. De la même manière, quand les professionnel.le.s de santé refusent d’entendre la gêne, le malaise, le « non » des soignées ils ne respectent pas leur mission principale, qui est de soigner. Comment peut-on imaginer qu’une consultation se passe bien si les limites de la soignée ne sont pas respectées ? Cette déconstruction pourrait prendre la forme d’une discussion sur la sexualité et le rapport au corps avec la soignée (si elle le souhaite, évidemment), qui permettrait d’aborder la contrainte au coït mais également d’autres sujets comme l’hygiène intime afin de s’attaquer aux idées reçues de saleté ou de mauvaise odeur de la vulve, tout en rappelant que le vagin se nettoie « tout seul » et ne nécessite donc pas de douche vaginale, de citron, ou de produit de quelque nature que ce soit. Alors oui, les professionnel.le.s de santé manquent souvent de temps pour discuter, mais ce type d’échanges pourraient aider les soignées à se sentir mieux avec elles-mêmes et ça peut aider à prévenir des problèmes de santé spécifiques comme les cystites ou les mycoses.

 

Mieux prendre en compte les spécificités des filles et des femmes pour être mieux soignées est une nécessité. Cela demande de remettre en cause des pratiques de soin souvent bien installées, mais c’est tout à fait possible. Alors, on s’y met quand ?

 

Références

1             Kudlacek S, Schneider B, Resch H, et al, Gender differences in fracture risk and bone mineral density, Maturitas, 2000
2             Ngo ST, Steyn FJ, McCombe PA, Gender differences in autoimmune disease, Frontiers in Neuroendocrinology, 2014
3             Mémoire Traumatique et Victimologie, Introduction aux psychotraumatismes
4             INSERM, L’accident vasculaire cérébral, une (autre) inégalité homme-femme ?, 2017
5             Kiyohara C, Ohno Y, Sex differences in lung cancer susceptibility: A review, Gender Medicine, 2010
6             Catherine Vidal, Hommes, femmes, avons-nous le même cerveau ?, 2007, Les Petites Pommes du Savoir
7             Geller SE, Koch A, Pellettieri B, et al, Inclusion, Analysis, and Reporting of Sex and Race/Ethnicity in Clinical Trials: Have We Made Progress ?, Journal of Womens Health, 2011
8             Je putréfie le patriarcat, Le coït, une aberration totale (sauf s’il on regarde sa fonction dans le patriarcat), 2013
9             Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes, Actes sexistes durant le suivi gynécologique et obstétrical : reconnaître et mettre fin à des violences longtemps ignorées, 2018
10             EndoFrance, Qu’est-ce que l’endométriose ?
11             Jaddo, Et mes fesses, elles sont roses, mes fesses ?, Juste après dresseuse d’ours, 2016
12            Quebec.ca, Dépistage du cancer du sein : Avantages, inconvénients et limtes du dépistage par mammographie
13             Chen EH, Shofer FS, Dean AJ, et al, Gender Disparity in Analgesic Treatment of Emergency Department Patients with Acute Abdominal Pain, Academy of Emergency Medicine, 2008
14             Violences sexuelles : 12% des femmes ont déjà subi un viol, selon un sondage, Francetvinfo, 2018
15             Marie-Hélène Lahaye, L’examen gynécologique des jeunes femmes : un droit de cuissage moderne, Marie accouche là, 2016