Les femmes racisées sont à l’intersection de plusieurs systèmes d’oppression et de plusieurs types de discriminations. En plus de subir des violences du simple fait qu’elles sont des femmes (violences économiques, objectification, invisibilisation…), elles sont également souvent sujettes à une marginalisation socio-économique (entraînant des difficultés d’accès aux soins), et à des discriminations liées à leur statut racialisé/ethnicisé. Ce témoignage d’une répondante à l’enquête sur la prise en charge médicale des filles et des femmes d’Osez le féminisme ! est très révélateur de la situation des femmes racisées au sein du système de santé :
« Très nombreuses situations où le fait d’être une femme, jeune et avec un accent étranger a joué en ma défaveur, le médecin se sentant autorisé à m’imposer des attitudes déplacées et/ou des traitements non souhaités. »
Ces systèmes d’oppression croisés jouent en la défaveur de la prise en charge médicale et de la santé des femmes racisées.
En Europe, les personnes appartenant à des « minorités ethniques » et les personnes immigrées ou de parents immigré.e.s semblent avoir une santé perçue* moins bonne que celle de la « population majoritaire ». [1] Cette association persiste même si on prend en compte le statut socio-économique, un des plus importants déterminants de la santé. Des données provenant de 23 pays Européens montrent également que les femmes appartenant à une minorité ethnique et/ou les femmes immigrées éprouvent plus de symptômes dépressifs par rapport aux hommes du même groupe social, mais aussi par rapport aux femmes issues de la population majoritaire. [2]
En France, la tradition républicaine n’a pas favorisé les recherches et les statistiques sur la santé selon le statut « racialisé », les seuls indicateurs dont disposent les chercheur.se.s en santé étant le statut migratoire (immigré.e.s, issu.e de parent immigré.e.s) et la région d’origine (Maghreb, Afrique sub-saharienne, Asie…), ce qui empêche d’étudier les autres personnes racisées non directement issues de l’immigration.
Ainsi, dans l’enquête « TeO » (Trajectoires et Origines) de l’Institut National en Etudes Démographiques (INED) les immigré.e.s déclarent plus souvent être en mauvaise santé que les personnes sans ascendance migratoire. [3] La prise en compte des conditions de vie actuelles (statut socio-économique, logement, statut d’activité…) explique en grande partie cette différence de déclaration de l’état de santé chez les hommes, mais moins chez les femmes, peut-être car elles subissent d’autres sources de stress comme le sexisme et les violences masculines. L’enquête TeO établit également une corrélation entre le fait d’avoir subi une discrimination dans les cinq dernières années (quels que soient le motif et le domaine) et un mauvais état de santé. Ces discriminations, qui seraient en partie dues au racisme, ont évidemment des conséquences sur la santé des femmes racisées.
L’étude a également interrogé les répondant.e.s sur leur sentiment de traitement différentiel défavorable dans les services de santé. A la question : « Vous est-il déjà arrivé que du personnel médical ou un médecin vous traite moins bien que les autres ? », les personnes immigrées répondent plus souvent par “oui” que la population majoritaire. C’est particulièrement le cas chez les femmes immigrées, notamment originaires d’Afrique sub-saharienne. [4]
C’est d’ailleurs le ressenti de certaines répondantes à l’enquête d’Osez le féminisme !. L’une d’entre elles relate qu’ “une sage-femme me parlait plus fort et comme un robot en pensant que je ne comprenais pas le français alors que j’étais juste fatiguée de mon accouchement et je n’avais pas la force de lui répondre vite et longtemps.”
Une autre répondante témoigne : “Un psychologue a voulu me faire croire que je n’allais pas bien parce que les gens sont « pauvres et arriérés » dans mon pays d’origine.”
Les biais implicites des professionnel.le.s de santé, [5,6] les discriminations directes ou indirectes, les barrières à l’accès aux soins contribuent alors à exacerber les inégalités sociales dans la santé.
Les chercheuses de l’INED expliquent aussi par des discriminations sexistes et des violences machistes le fait que les femmes immigrées ont plus de risques de déclarer une mauvaise santé perçue : « Le machisme est transversal aux classes et se combine fort bien à des rapports de domination racistes et classistes ». [4]
En effet, les différents facteurs de risque sociaux (le sexe, le statut racialisé, la pauvreté, le statut de migrant.e) se croisent et interagissent entre eux, et ainsi il ne suffit pas simplement de les additionner pour comprendre comment ils génèrent les inégalités sociales de santé (ou les écarts d’état de santé socialement stratifiés), une approche « intersectionnelle » s’impose.
Qu’est-ce qu’une approche intersectionnelle en santé ?
Les féministes noires américaines militent pour la prise en compte de ces discriminations croisées depuis au moins 200 ans, dans une histoire longue et longtemps invisibilisée de lutte anti-raciste et anti-sexiste, incarnée notamment par le poignant discours féministe de Sojourner Truth, militante abolitionniste née de parents esclaves : « Aint’I a woman ? » ( Ne suis-je pas une femme ?) et par d’autres féministes noires. [7] Le terme « intersectionnel » a été développé par la juriste Kimberle Crenshaw en 1989 comme « l’expression par laquelle on désigne l’appréhension croisée ou imbriquée des rapports de pouvoir ». [8] Il s’agit de comprendre et aborder les intersections de diverses situations et positions socialement défavorisées plutôt que leur addition. Il n’est donc pas question ici d’accumuler les positions sociales défavorisées (femme + racisée + faible revenu + immigrante récente, etc.), mais de voir comment ces positions défavorisées se croisent dans diverses situations et à des moments différents.
Depuis, la nécessité d’une analyse multi-dimensionnelle de la santé des femmes racisées s’installe progressivement en recherche médicale. Cette intersectionnalité est nécessaire afin de comprendre les déterminants de santé, mais aussi pour traiter des questions dans le cadre des politiques publiques et de la santé publique. [9]
Par exemple, une approche intersectionnelle est nécessaire pour comprendre pourquoi les douleurs des femmes racisées sont insuffisamment prises en charge par les professionnel.le.s de santé. [10] Ces femmes voient leurs douleurs sous-estimées systématiquement : les femmes racisées, notamment noires, sont systématiquement suspectées d’exagérer leurs douleurs. [11] Le cas médiatisé de Naomi Musenga, morte d’une intoxication au Paracétamol, illustre le mépris raciste dont elles peuvent faire l’objet. Elle n’a en effet pas été prise en charge par le Samu, malgré ses appels, et a agonisé chez elle durant plusieurs heures. Ce que de trop nombreux médecins appellent le “syndrome méditerranéen” n’a en fait rien d’un syndrome… mais est un stéréotype raciste, selon lequel certains groupes ethniques exagèreraient plus leurs douleurs que d’autres.
Toutes les démarches d’intervention en santé et en vie politique devraient donc prendre en compte les effets combinés du sexisme et du racisme, mais aussi d’autres caractéristiques socio-économiques.
Par exemple, une approche féministe et intersectionnelle est nécessaire afin d’optimiser la prise en charge des immigrées arrivant en France en situation irrégulière. En effet, certaines de ces femmes ont une situation de précarité matérielle, sociale et administrative qui augmente leur risque de subir des violences, notamment sexuelles, par leur « logeurs » entre autres. [12] Ces violences vont aussi augmenter leur risque d’avoir des maladies sexuellement transmissibles**, des problèmes de santé mentale et des comportements addictifs à cause des violences masculines. [13-14]
Ainsi, leur prise en charge devrait être intersectionnelle : prendre en compte et agir sur leur situation administrative, de logement, sociale, spécifiques à leur statut d’immigrée, mais aussi traiter les séquelles des violences subies, spécifique à leur sexe. Sur ce dernier aspect, des interventions basées sur des concepts féministes pourraient être utilisées pour aider les survivantes des violences sexuelles à se rétablir de leur traumatisme en augmentant leur résilience et réclamer leur corps et leur vie. [15]
Une de ces approches féministes est “l’empowerment”, qui signifie renforcer ou acquérir du pouvoir. L’empowerment, est de plus en plus utilisé dans les interventions visant à améliorer la santé mentale des femmes. Ce concept doit son apparition à un réseau de chercheuses, de militantes et de responsables politiques féministes des pays du Sud dans les années 80, qui préconisait la transformation radicale de la société, à tous les niveaux, afin d’assurer l’empowerment des femmes. [16] Presque 35 ans plus tard, les problèmes et solutions décrits par ces féministes radicales sont toujours d’actualité… Alors pourquoi ne pas les inclure davantage dans la prise en charge médicale des femmes ?!
* La mesure de la santé perçue repose généralement sur la question : « globalement, pensez-vous que votre santé est : excellente, très bonne, bonne, médiocre, mauvaise?», les réponses sont ensuite classifiées en ‘bonne santé perçue’ (excellente, très bonne, et bonne) et mauvaise santé.
** 35 à 49% des personnes nées en Afrique subsaharienne et suivies pour un VIH en Ile de France ont été infectées après leur arrivée. [17]