Le monde médical peine sur la douleur des femmes

Visuel : Le monde médical peine sur la douleur des femmes

 

On entend souvent que les femmes sont faibles, mais que les hommes seraient douillets. Que certaines douleurs féminines sont normales, et donc acceptables. Que les hommes supporteraient mal un rhume.

Tout cela est très contradictoire. Où est la vérité ? En tous cas pas du côté de l’essentialisation, de la généralisation à un sexe d’une manière d’exprimer et de vivre la douleur. La perception de la douleur peut considérablement varier d’un.e individu.e à un.e autre. Il est donc urgent d’analyser les biais sociaux et sexistes de nos comportements face à la douleur. Ces biais résident aussi bien dans l’éducation différenciée entre les filles et les garçons, notamment dans l’encouragement à exprimer des émotions, que dans la légitimité accordée à la parole des femmes en général, et dans le milieu médical en particulier.

 

La douleur, expérience désagréable infiniment subjective, est difficilement appréhendable tant elle dépend de facteurs biologiques, socioculturels et environnementaux. Parmi ces variables, les stéréotypes sexistes ont un impact concret sur le ressenti de la douleur et la prise en compte – ou non – de cette dernière.  En effet, plusieurs études ont montré que les femmes avaient un seuil de tolérance à la douleur plus faible que les hommes, en particulier en ce qui concerne les douleurs d’origine abdominale. [1,2]

Ce seuil de tolérance devient plus faible chez les femmes que chez les hommes à partir de l’adolescence, et cela pour deux raisons. Tout d’abord parce que des variables sociales influencent fortement le ressenti de la douleur [11] et en particulier parce que l’expression de la tristesse est valorisée chez les filles tandis qu’elle est rejetée chez les garçons. [3] Ensuite, pour des raisons biologiques, notamment parce que les hormones sexuelles ont un effet sur le système nerveux central à certaines périodes du cycle menstruel. Il est également probable, selon des recherches conduites sur des animaux, que la testostérone joue un rôle protecteur de la perception de la douleur. [4]

 

Alors que « le patient typique souffrant de douleur chronique est une femme de 55 ans » et que de nombreux facteurs socio-biologiques influencent ce ressenti, le « sujet d’étude favori pour la douleur chronique est une souris mâle de 8 semaines ». [5] La plupart des tests effectués pour comprendre les mécanismes de la douleur sont ainsi effectués sur des mâles, et sont pensés pour les hommes, malgré leur moindre sensibilité à celle-ci. Pour justifier cet état de fait, il est souvent invoqué l’idée que les femelles pourraient perturber les résultats en raison de la fluctuation de leurs hormones… alors même que la testostérone varie tout autant entre mâles [6,7] sans que l’on ne s’inquiète des conséquences de cette fluctuation sur les résultats !

La grande majorité des études scientifiques sur la douleur (chez les humains et les animaux) entre 1996 et 2005 ont été réalisées sur des sujets de sexe masculin.
La grande majorité des études scientifiques sur la douleur (chez les humains et les animaux) entre 1996 et 2005 ont été réalisées sur des sujets de sexe masculin. Source : Nature Reviews Neuroscience nature.com/articles/nrn3360/figures/2

 

La grande négligence envers les femmes dans les études sur la douleur, alors même qu’elles sont les premières concernées, renvoie plus largement à l’invisibilisation de celles-ci dans la médecine. Leurs douleurs, qu’elles soient d’origine biologiques ou sociales, sont insuffisamment diagnostiquées. L’exemple de l’endométriose illustre parfaitement ce point : elle touche 1 femme sur 10, se manifeste par des douleurs sévères et peut conduire dans 25 à 50% des cas à une infertilité… Pourtant, les médecins mettent en moyenne entre 6 et 8 ans pour faire le diagnostic, [8] ce qui est évidemment source de souffrances pour les femmes, et ce qui laisse libre cours à la maladie pour se développer jusque dans les trompes et les ovaires. L’invisibilisation de leurs souffrances est également patente dans la non-prise en compte des violences physiques, psychologiques et sexuelles que les femmes peuvent subir, alors que le diagnostic de ces violences permettrait justement de comprendre certaines douleurs, notamment pelviennes. [9]

Cette invisibilisation est tout autant palpable pour des douleurs qui ne sont pas spécifiquement féminines, ce qui signifie que ce sont les femmes, tout autant que ce qui leur est spécifique, qui sont mal prises en charge. Le mépris contre les femmes est donc double. D’un côté, elles sont accusées de psychosomatiser ; ce dont témoignent les résultats de l’enquête d’Osez le féminisme ! sur la prise en charge médicale des filles et des femmes. 66% des femmes ont ainsi déclaré n’avoir pas été crue au moins une fois par un.e professionnel.le de santé. Et de l’autre côté, certains paramètres particuliers de leur quotidien ne sont pas pris en compte alors qu’ils peuvent provoquer des douleurs physiques (on pense ainsi à la pénibilité d’un travail de service moins bien reconnu que pour un travail industriel alors qu’il peut tout autant entraîner des troubles musculo-squelettiques). [10] Ce double dédain pour ce qu’elles vivent au quotidien se confirme d’ailleurs dans certaines expériences ayant montré que les femmes avaient en général entre 13 et 25% moins de chance qu’un homme de recevoir un médicament pour soulager leurs douleurs. D’autres expériences ont également montré que lorsque les femmes se présentent à l’hôpital, il leur faut attendre en moyenne 16 minutes de plus qu’un homme pour recevoir un anti-douleur. [11,12]

 

Les femmes racisées, parce qu’elles sont victimes à la fois de discriminations sexistes et racistes, semblent être particulièrement touchées par le sous-diagnostic et la non prise en compte des douleurs. Une revue de littérature scientifique américaine a montré que les minorités ethniques ont plus de risque que la population majoritaire de recevoir un traitement de la douleur inadéquat. [13] En France, l’expression « syndrome méditerranéen » est d’ailleurs assez répandue dans le milieu du soin. Selon cette croyance raciste, les soigné.e.s originaires des pays méditerranéens (Italie, Portugal, Algérie, Liban, Syrie, …) exagèreraient leurs symptômes et en particulier leur douleur. [14] Ce concept fondé sur des préjugés racistes peut induire une insuffisante prise en charge de la douleur et donc des retards diagnostiques gravissimes.

 

La médecine contemporaine continue donc de discriminer les femmes, que ce soit par dédain envers ce qui est spécifiquement féminin (le cycle menstruel par exemple) ou en affichant une attention plus marquée pour le soulagement des hommes dont il est courant – mais faux – de penser qu’ils sont plus douillets. Non seulement la complexité des facteurs pouvant entraîner une douleur chez les femmes est mal étudiée, mais celle-ci est également jugée moins fiable, moins importante. Les femmes se voient peu écoutées dans leurs plaintes, accusées “d’en rajouter” alors même que certaines maladies les touchent plus fortement. Cette invisibilisation d’une sensation négative – la douleur – fait d’ailleurs écho au peu d’attention que porte notre société, et la médecine notamment, au plaisir féminin. On pense ainsi au clitoris qui est connu depuis l’Antiquité mais qui a été par la suite “oublié” et dont la première échographie ne date que de 1998.

 

Comme si les femmes, pourtant maintes fois renvoyées dans le domaine des émotions, n’avaient pas le droit d’en exprimer, n’avaient pas le droit d’être entendues dans leurs ressentis authentiques. D’où la psychiatrisation glaçante de celles-ci au XXème siècle, accusées d’hystérie et dont la sexualité effrayait. Le XXIème siècle semble être quant à lui celui du renvoi des femmes à la psychosomatisation… En attendant, espérons que notre société accepte enfin de prendre en compte les ressentis des femmes, plutôt que de les renvoyer dans le registre des émotions sans pour autant les prendre en compte.

 

Références

1             Bartley EJ, Fillingim RB, Sex differences in pain: a brief review of clinical and experimental findings, British Journal of Anaesthesia, 2013
2             Nicole Jaunin-Stadler, Claudia Mazzocato, Hommes et femmes : sommes-nous tous égaux face à la douleur ?, Revue Médicale Suisse, 2012
3     Fillingim RB, King CD, Ribeiro-Dasilva MC, et al, Sex, Gender, and Pain: A Review of Recent Clinical and Experimental Findings, The Journal of Pain, 2009
4             Roy V, Rôle de la testostérone dans la perception et la modulation de la douleur chez les femmes, 2014
5             Check Hayden E, Sex bias blights drug studies, Nature, 2010
6             Barthélémy P, La recherche prend mal en compte la douleur des femmes, Passeur des Sciences, 2016
7             Mogil JS, Chanda ML, The case for the inclusion of female subjects in basic science studies of pain, Pain, 2005
8             Lauret L, Jouanolou C, Exploration des déterminants du retard diagnostique de l’endométriose, à partir de l’expérience vécue des femmes, 2017
9             Greenspan JD, Craft RM, LeResche L, et al, Studying sex and gender differences in pain and analgesia: a consensus report, Pain, 2007
10          Campos-Serna J, Ronda-Pérez E, Artazcoz L, et al, Gender inequalities in occupational health related to the unequal distribution of working and employment conditions: a systematic review, International Journal of Equity in Health, 2013
11           Chen EH, Shofer FS, Dean AJ, et al, Gender Disparity in Analgesic Treatment of Emergency Department Patients with Acute Abdominal Pain, Academic Emergency Medicine, 2008
12     Charlotte Arce, Les maux des femmes seraient sous-estimés par les médecins, Pourquoi Docteur, 2018
13     Meghani SH, Byun E, Gallagher RM, Time to Take Stock: A Meta-Analysis and Systematic Review of Analgesic Treatment Disparities for Pain in the United States, Pain Medicine, 2012
14     “Elle en fait des tonnes !” : à l’hôpital, le cliché raciste du “syndrome méditerranéen.”, L’Obs, 2018